Depuis le 24 février 2022, date à laquelle la Russie a lancé son « opération militaire spéciale » en Ukraine, Moscou entend vaincre militairement son adversaire en s’emparant de Kiev, et renverser le gouvernement ukrainien. Sans succès jusqu’à présent, il convient de réaliser une étude prospective du conflit en Ukraine.
Photo prise le 30 mars 2022 - REUTERS @ Alexander Ermochenko
Une influence russe en Ukraine à l’origine du conflit
Depuis son indépendance de l'Union soviétique en 1991, l'Ukraine a été confrontée à des divisions internes, notamment entre les régions orientales russophones, qui ont historiquement des liens étroits avec la Russie, et les régions occidentales ukrainiennes, qui ont une identité plus fortement ukrainienne.
L’ancien président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, était alors à la croisée des tensions internes entre identité ukrainienne et russe. Celui-ci choisit d’adopter une position dualiste, respectueuse des deux identités. Cependant, le second mandat de Ianoukovitch est marqué par un rapprochement avec la Russie, notamment par le rejet d'un accord d'association avec l'Union européenne au profit de relations plus étroites avec Moscou. Cette décision va susciter des protestations pro-européennes massives en 2013-2014, connues sous le nom d’Euromaidan, conduisant à la destitution de Ianoukovitch en février 2014.
Après la destitution de Ianoukovitch, des groupements armés pro-russes prennent le contrôle de la Crimée, région autonome d'Ukraine. Un référendum contesté est ensuite organisé, aboutissant à l'annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. De là vont naître des affrontements dans l'est de l'Ukraine entre les forces ukrainiennes et les séparatistes pro-russes, soutenus par la Russie.
Circonscrit dans la région du Donbass, les Accords de Minsk de 2014 et 2015 entre l'Ukraine, la Russie et les séparatistes prévoient un cessez-le-feu qui ne sera respecté par aucune des parties belligérantes. De 2014 jusqu’au déclenchement de « l’opération militaire spéciale » en février 2022, des affrontements sporadiques ont lieu dans l’est de l’Ukraine, sans mouvement militaire majeur de part et d’autre.
Objectifs de guerre et état des lieux
Le déclenchement de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine le 22 février 2022 prévoyait la prise de Kiev et le renversement du gouvernement de Volodimir Zelensky. Très rapidement, les troupes russes atteignent la périphérie de Kiev, sans pour autant parvenir à la prendre. Face à l’échec à prendre la capitale, Moscou décide de se retirer complètement de l’oblast de Kiev pour se concentrer dans l’est de l’Ukraine.
À ce jour, plus de 20% du territoire ukrainien est occupé par la Russie. Les territoires contrôlés par Moscou comprennent la péninsule de Crimée, les oblasts de Donetsk et de Louhansk, occupés depuis 2014. À partir de 2022, les forces russes vont occuper des parties des oblasts de Kharkiv, de Kherson, et de Zaporijjia. Le 30 septembre 2022, le président russe Vladimir Poutine prononce l’annexion des oblasts ukrainiens de Donetsk, de Kherson, de Louhansk et de Zaporijjia, après les référendums organisés par les forces russes entre le 23 et le 27 septembre 2022 dans les territoires contrôlés. Sans surprise, les résultats sont largement favorables à l'adhésion à la fédération de Russie, consacrant un semblant de légitimité en territoires occupés.
Perspectives d'une victoire russe à la Pyrrhus et analyse des forces en présence
Une victoire à la Pyrrhus est celle obtenue au prix de pertes tellement importantes pour le vainqueur qu'elle équivaut quasiment à une défaite. L’expression fait allusion au roi d’Épire, alors Pyrrhus, qui avait sacrifié un nombre si élevé de soldats contre les Romains lors des batailles d'Héraclée en 280 av. J.-C. et d'Ausculum en 279 av. J.-C que le roi ne pouvait les combler. Durant ces batailles, les pertes Romaines ont affecté beaucoup moins leur effort de guerre que celui de Pyrrhus, qui a remporté une victoire chèrement acquise.
Une « victoire russe à la Pyrrhus » dans le contexte du conflit en Ukraine doit être interprétée comme une situation où la Russie remporte une victoire militaire tactique ou stratégique coûteuse, entraînant des conséquences graves et durables qui pourraient saper sa position à long terme. Dans le cas de la guerre en Ukraine, les Russes ont mené plusieurs offensives coûteuses en vie humaines pour prendre des villes tactiquement importantes comme ce fut le cas à Marioupol, Soledar, Bakhmout et Avdiivka.
Les estimations officielles en pertes humaines sont de l’ordre de deux russes pour un ukrainien, ce qui désavantage grandement l’Ukraine dans cette guerre en termes d’attrition. Néanmoins, ce chiffre apparaît largement sous-estimé des deux côtés selon les experts militaires qui établissent un rapport plus équilibré d’un russe pour un ukrainien. Ce rapport d’attrition en pertes humaines présente un désavantage majeur pour l’Ukraine du fait qu’elle n’a pas la profondeur stratégique dont la Russie dispose de par sa population plus élevée.
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En effet, la Russie dispose d’une profondeur stratégique beaucoup plus dense que l’Ukraine, dans la mesure où elle compte 143 millions d’habitants, dont 15% de la population est mobilisable, soit 15 millions d’hommes. S’agissant de l’Ukraine, l’Institut ukrainien de démographie et de recherche estime la population Ukrainienne à 29 millions de personnes, dont plus de huit millions seraient à l’étranger. Le potentiel mobilisable apparaît plus limité, puisqu’elle peut espérer mobiliser 2,71 millions d’ukrainiens pour son effort de guerre. De plus, Kiev fait face à une crise majeure en raison d’un manque de recrues dans ses rangs. Face à ce manque alarmant, le président ukrainien a signé le projet de loi afin de regarnir les rangs de l’armée, abaissant l’âge de la mobilisation de 27 à 25 ans.
En matière de production militaire, l’Ukraine doit faire face à la production de masse de l’industrie de la défense russe. Selon CNN, la Russie produirait environ 250 000 obus d’artillerie par mois, soit trois fois plus que les pays Occidentaux. À titre d’exemple, la France produisait 2000 obus par mois l’an passé et envisage de passer à 4000 obus par mois d’ici la fin de l’année. En comparaison, la Russie produit presque 63 fois plus d’obus d’artillerie que la France au mois. Devant la machine industrielle russe, l’Ukraine se retrouve dépourvue de toute production industrielle à grande échelle sur son territoire, constamment visée par les frappes russes. Pour répondre à ses besoins conséquents, Kiev dépend largement de l’aide militaire occidentale qui arrive au compte-gouttes. L’Ukraine a par exemple atteint en mars 2024 un pic catastrophique de 25 obus tirés par la Russie contre 1 obus seulement tiré par les Ukrainiens, illustrant la crise des munitions chez les alliés de l’Ukraine.
Par conséquent, la crise des munitions fragilise dangereusement la ligne de front. La Russie reprend ses offensives de grignotages et connaît quelques succès tactiques avec la prise d’Avdiivka en février 2024, d’Orlivka, et d’Ivanivske, situé près de la ville stratégique de Tchassiv Yar dans l'oblast de Donetsk. Il en résulte que la Russie a une capacité plus grande à soutenir un conflit prolongé que l’Ukraine en termes de ressources humaines et militaires. Supérieur militairement, la guerre en Ukraine représente malgré tout un effort colossal pour Moscou qui doit puiser dans ses réserves pour préserver ses acquis militaires et combler ses pertes humaines et matérielles.
Une guerre au prix d’importantes pertes matérielles
Depuis le déclenchement de la guerre, la Russie subit de lourdes pertes, tant au niveau humain que matériel.
La Marine russe a perdu près d’un tiers de sa flotte en mer Noire qui est constamment harcelée par les attaques ukrainiennes. Le 13 avril 2022, le navire amiral de la flotte russe en mer Noire - le Moskva - est touché par deux missiles de croisières Neptune au large des côtes d’Odessa, qui finit par couler. Cet épisode correspond au plus grand navire de guerre coulé depuis la Seconde Guerre mondiale. Dernier épisode en date, l’attaque ukrainienne en mer Noire dans la nuit du 23 mars à Sébastopol aurait endommagé le navire de guerre ukrainien, le Kostiantyn Olshansky, saisi par les Russes en 2014. Par la même occasion, les forces armées ukrainiennes affirment avoir réussi à toucher les navires amphibies Yamal et Azov, ce qui constituerait une perte douloureuse pour la Flotte russe de la mer Noire, déjà terriblement affaiblie par les attaques incessantes de Kiev.
En parallèle de ses attaques successives en mer Noire, l’Ukraine n’hésite pas à viser directement le territoire russe en profondeur, notamment sur les raffineries pétrolières. Moscou a perdu 7% de sa capacité de raffinage de pétrole à cause des attaques de drones ukrainiens qui prolifèrent. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les États-Unis ont exhorté l’Ukraine de cesser les attaques sur les raffineries russes, craignant une montée des cours du pétrole sur les marchés mondiaux.
L’enjeu démographique
L’effet de la guerre sur la natalité s’avère désastreux, aussi bien du côté russe qu’ukrainien. En 2021, le taux de natalité était de 1,49 enfants par femme en Russie. Un déclin démographique qui devient l’autre guerre du président russe qui incite les femmes Russes à avoir « chacune sept ou huit enfants ». Depuis 1992, la Russie a perdu 7,5 millions d’habitants, de quoi inquiéter le maître du Kremlin qui s’efforce de relancer la natalité dans son pays à coup d’aides financières pour les foyers russes. Le déclenchement du conflit en Ukraine a accentué davantage ce repli démographique, puisque le nombre de naissances en Russie a été ramené à celui de juillet 1945.
La chute démographique est encore plus alarmante du côté de l’Ukraine. En 2021, le taux de fécondité était de 1,16 enfants par femme en Ukraine. Elle affichait déjà le taux le plus bas d'Europe avant même l'invasion russe. Depuis le 24 février 2022, l'Ukraine a vu sa natalité dégringoler, au point où les démographes considèrent que le chiffre pourrait même devenir le plus faible du monde.
L’avenir de l’Ukraine apparaît dès lors compliqué en tout tableau, tant au niveau militaire, économique que démographique. La réalité du terrain devra - nécessairement - amener les protagonistes à une solution négociée, dans un faux semblant d’un accord « gagnant-gagnant » pour mettre un terme à ce conflit qui est le plus violent depuis la Seconde guerre mondiale.
Semih Solak
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