La concentration des médias dans les mains d’un petit nombre d’hommes d’affaires est de plus en plus dénoncée ces dernières années, en France comme ailleurs. Cependant, la main mise que Vincent Bolloré semble avoir sur les lignes éditoriales de plusieurs médias d’envergure dans l’hexagone sème le doute sur l’indépendance de ces derniers. Retour sur les leviers d’action et l’impact de Vincent Bolloré sur la pluralité d’opinions dans les médias en France.
Un empire tentaculaire
Les possessions de Vincent Bolloré dans le milieu audiovisuel ainsi que l’influence qu’il exerce sur ses entreprises sont aujourd’hui de notoriété publique. Cependant son emprise s’étend bien au-delà de Canal, dans les médias, la communication et l’édition. Bien qu’il ne soit pas le seul propriétaire des sociétés en question, il est l’actionnaire majoritaire des groupes Bolloré et Vivendi qui contrôlent le Groupe Canal + (Canal +, C8, Cnews, Studio Canal) et Lagardère (Europe 1, Paris Match) pour ce qui est des géants de l’audiovisuel, mais aussi l’entreprise de communication mondiale Havas et groupe d’édition Éditis (Robert Laffont et Nathan notamment), deuxième groupe d’édition en France derrière Hachette. D’autres acquisitions sont moins connues : Prisma Media, entreprise spécialisée dans la presse dite « féminine » est rachetée en 2021 par Vivendi et est composée de nombreux médias, plus petits, mais pour certains très connus des jeunes générations tels que Oh My Mag ! ou encore Simone Média, qui sont exclusivement diffusés sur les réseaux sociaux.
Le problème qui se pose alors n’est pas tant celui de la possession des médias que celui de leur concentration, surtout quand cette dernière s’accompagne d’un interventionnisme prononcé des actionnaires majoritaires, un phénomène que Vincent Bolloré représente, voire incarne.
L’audiovisuel comme fer de lance politique
Bien qu’en France les investisseurs n’aient techniquement pas le droit d’imposer leur vision aux médias qu’ils possèdent, dans les faits, une réelle influence s’exerce dans certains groupes, comme c’est le cas au sein du groupe Bolloré. Vincent Bolloré qui a repris en 1981 le groupe, alors en grandes difficultés financières, l’a redressé avant de s’intéresser aux médias dans les années 2000. L’homme d’affaires se développe depuis quelques années de manière agressive dans ce milieu, commençant par investir de façon « amicale » avant de racheter des actions jusqu’à prendre le contrôle.
Bien qu’il ait réaffirmé en janvier 2022 que son intérêt pour les médias était purement économique et non politique ou idéologique lors de son audition par une commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias, ses méthodes de gestion semblent indiquer le contraire. Il émet, par exemple, le souhait de supprimer les « Guignols de l’info » de Canal + en 2015. Officiellement cela serait en raison de l’abus des dérisions, mais selon des articles paru dans L’Obs, Le Point ou encore Le Monde cela serait une manœuvre afin d’aider son ami Nicolas Sarkozy dans sa campagne pour les élections présidentielles de 2017. Il remplace aussi de nombreuses émissions d’enquête par des émissions de divertissement sur la chaine, méthode qui rappelle celle des oligarques. De même, lorsqu’il prend le contrôle d’I-télé, qui deviendra Cnews, ou encore celui d’Europe 1, il change leurs orientations sans ménagement. Cela résulte par des grèves puis le départ de la quasi-totalité des rédactions.
Son influence sur les entreprises médiatiques qu’il possède est d’autant plus flagrante depuis quelques années avec la montée en puissance des chaînes Cnews et C8. Ces dernières se caractérisent par une surreprésentation de l’extrême droite selon la chercheuse du CNRS Claire Sécail qui a étudié la question, alors que les chaînes de télévision françaises doivent respecter la pluralité des opinions politiques. Cette présence s’est notamment fait remarquer par l’apparition récurrente de chroniqueurs comme Éric Zemmour que Vincent Bolloré a personnellement convaincu de venir régulièrement. Ses chroniques ont continué même après qu’il ait été condamné en 2021 par l’ARCOM (Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et numérique) pour des propos jugés comme « incitant à la haine » envers des migrants mineurs, témoignant le soutien que lui accorde Vincent Bolloré. L’observation de Claire Sécail est partagée par l’ONG Reporters sans frontières qui considérait déjà en 2021 que la convention de Cnews avec le CSA (ancien ARCOM) devrait être revue, « la chaîne d’info en continu étant devenue une chaîne de débat et d’opinion ».
En mars 2023 c’est C8 qui a été condamnée par l’ARCOM à une amende de 3,5 millions d’euros à la suite de l’altercation dans l’émission Touche Pas à Mon Poste diffusée le 10 novembre 2022 entre le présentateur Cyril Hanouna et le député de La France Insoumise Louis Boyard. En effet l’ARCOM a considéré que le pluralisme d’opinion ainsi que la liberté d’expression n’avaient pas été respectés quand Cyril Hanouna a empêché Louis Boyard de s’exprimer alors qu’il s’apprêtait à parler des activités commerciales de Vincent Bolloré en Afrique faisant l’objet d’un procès. De plus, Cyril Hanouna a, par la suite, allègrement insulté le député pendant plusieurs minutes. Le traitement du représentant de La France Insoumise avait alors fortement contrasté avec l’accueil chaleureux reçu par Jordan Bardella, nouveau président du Rassemblement National,sur le plateau de TPMP trois jours plus tôt.
Analysant ce tournant idéologique, Libération parle de « bollorisation » des médias dans un article de 2021. Le phénomène semble même avoir atteint les oreilles outre-Atlantique, puisque le New York Times y consacre un papier en 2022.
Alors que la maîtrise de Vincent Bolloré semble s’étendre toujours plus dans le paysage médiatique français, l’homme d’affaires réussit à faire pression sur ceux dont il n’est pas le propriétaire et qui le critiqueraient, à coup de chantage et de procès.
La publicité et les tribunaux, une menace efficace
Havas, l’une des premières entreprises de communication au monde, dont Vincent Bolloré est l’actionnaire principal, est un moyen de dissuasion économique très efficace contre les médias car elle a notamment pour mission d’y placer les publicités des annonceurs. Louis Dreyfus, président du directoire du groupe Le Monde à lui-même témoigné face caméra dans le documentaire « Média Crash – Qui a tué le débat public ? » sur les pressions subies par journal Le Monde à la suite d'articles qui relataient certaines pratiques liées aux activités en Afrique de Vincent Bolloré. Havas a alors privé le journal de campagnes publicitaires par boycott volontaire, faisant perdre de 10 à 12 millions d’euros sur deux ans au journal et forçant la rédaction à rappeler les annonceurs un à un pour espérer avoir de quoi financer le quotidien.
Malgré ces pressions, certains journalistes refusent de se taire et continuent à dénoncer les pratiques de l’homme d’affaires. Ce dernier a alors pour habitude de poursuivre devant les tribunaux ceux qui s’en prendraient à lui ou ses activités, notamment lorsqu’il s’agit d’anciens membres de ses groupes. Il poursuit personnellement les journalistes d’une dizaine de médias dont France 2, Le Point, Médiapart ou encore Le Monde Diplomatique. Dans un communiqué conjoint, les rédactions de l'AFP, Libération, Le Figaro, L’Humanité et Les Échos dénoncent « des tentatives inacceptables de Vincent Bolloré » pour les « faire taire en essayant de ruiner financièrement les journalistes ». Ces pratiques de « procédures-baillons » ont aussi été dénoncées par l’ONG Reporters sans Frontières dans un documentaire de 2021.
Un projet pour l’édition qui fait grincer des dents
Éditis, groupe d’édition contrôlé par Vivendi possède plusieurs maisons d’édition comme Plon, Univers Poche, Robert Laffont ou encore Nathan. Ces entreprises représentent déjà une grande partie de l’édition française mais aussi des manuels scolaires.
Ce qui inquiète le plus le milieu du livre est cependant le projet de Vincent Bolloré de faire fusionner Hachette, propriété du groupe Lagardère et premier éditeur français, avec Éditis. Cela pourrait alors créer une situation de monopole offrant à l’homme d’affaire le contrôle de 78% de la littérature de poche, 70% de la littérature scolaire, le dictionnaire Le Robert ainsi que les Larousse, sans compter des centaines d’autres maisons d’édition, y compris dans le manga et la BD. Cela représenterait 50% de la diffusion globale des livres en France. Connu dans son interventionnisme dans les sociétés qu’il possède, certains craignent qu’il fasse disparaître certains ouvrages, dont il possèderait alors les droits, s’ils lui déplaisent. C’est ce qu’a expliqué l’écrivaine Virginie Despentes dans Libération en 2022.
Enfin, les intérêts économiques qui restent toujours essentiels pour Vincent Bolloré passent avant la diversité littéraire. Lors de son passage devant la commission du Sénat en janvier 2022, il défendait presque l’idée que le livre doit devenir un prétexte pour concevoir une adaptation en série ou en film d’après un podcast Radio France du 11 février 2022.
L’obstacle des dispositions sur la concurrence
La loi anti-trust ou anti-concentration de 1986 dont certains espéraient l’application est pourtant désuète et n’empêche pas de cumuler des activités audiovisuelles et d’édition. Le seul rempart qu’il reste face à une « bollorisation » massive de l’édition est l’inquiétude manifestée par les autorités de la concurrence européenne à ce sujet. Si l’on pouvait encore douter que cette potentielle fusion était éminemment politique, cela est confirmé lorsque l’Élysée convie le 8 mars 2023 des opposants au projet. Le 14 du même mois, Vincent Bolloré se déclare alors prêt à céder la totalité d’Éditis, 2e groupe d’édition en France, pour pouvoir acquérir Hachette, 1er groupe d’édition en France, et plus puissant à l’international. Malgré cela, l’affaire n’est pas résolue et reste à suivre pour savoir ce qui se passera réellement.
Bien que la journaliste d’investigation Anne-Laure Barral relativise la situation sur France Inter en 2022 en comparant l’empire Bolloré de nain face au GAFAM, il faut néanmoins rappeler que Vincent Bolloré est bien plus interventionniste que les patrons des firmes américaines en question, bien qu’elles-mêmes loin d’être irréprochables. La volonté affichée de Vincent Bolloré d’étendre son contrôle sur les médias de manière globale inquiète car ce sont ces médias qui diffusent de l’information et permettent au public de construire son opinion. S’ils sont biaisés pour correspondre à une vision spécifique, alors c’est la pluralité mais aussi la liberté d’expression qui sont en danger.
Flora Vandewalle
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