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Constit’ ou Covid, fallait-il vraiment choisir ?

Ici un étudiant en droit qui vous parle. La Constit’, la Constitution pour les profanes, la norme suprême dans l’ordre juridique national, le texte que tout bébé juriste de première année se doit de porter dans son coeur et dans sa poche, a été retrouvée molestée en mars 2020. Par qui ? L’Exécutif, le Parlement, le Conseil constitutionnel. Pour quelle raison ? Le mot magique aujourd’hui : Covid.


Il était très étrange, ce sentiment qui a envahi votre humble serviteur, en ce jour du 26 mars 2020 où la Constitution a été… dirons-nous, « interprétée de manière audacieuse ». L’audace ? Traduire « les lois organiques ne peuvent être discutées et votées au Parlement qu’au bout de 15 jours suite à leur dépôt en procédure accélérée » (articles 45 et 46 [1] ) par « OK les gens vous pouvez voter au bout de 24 heures, parce que circonstances particulières ». Mais l’émotion nous emporte et nous fait brûler des étapes. Nous vous la ferons courte, pas de cours de droit ici, car nous savons que cette discipline n’est pas source d’épanouissement pour certains… pour beaucoup, d’accord, même chez nous à Assas. Une loi organique – loi spéciale venant compléter la Constitution, la mettre en œuvre, et donc sujette à des garanties juridiques elles aussi spéciales – associée à un nouvel état d’urgence, sanitaire cette fois, a été adoptée en toute hâte, en une journée, alors que la Constitution prévoit explicitement pour cela un délai de deux semaines grand minimum en cas de procédure accélérée. L’objectif était de suspendre le délai d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité ou QPC (délai fixé par l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958) suite au ralentissement de l’activité juridictionnelle pour cause de Covid. Le Conseil constitutionnel n’a pas censuré cette nouvelle loi organique [2] adoptée le 21 mars pour autant, invoquant les « circonstances particulières de l’espèce » (décision n° 2020-799 DC).

Très étrange tout de même, ce sentiment éprouvé par un bébé juriste, désormais en science politique certes, mais à qui on a rabâché les articles de la Constit’ pendant une année et qui voit le gardien du texte fondateur de la Cinquième République et de la légitimité des pouvoirs publics dire « d’accord c’était écrit 15 jours mais là c’est une urgence ». Après tout, si nous nous référons à la divinité des positivistes, nous avons nommé Hans Kelsen, il y a de quoi crier à l’hérésie : pour Kelsen, une norme n’a de légitimité que parce qu’elle respecte la norme supérieure, qui elle-même doit respecter la norme située à l’étage du dessus, le tout formant une magnifique pyramide Illuminati dominée par le triangle constitutionnel. Ainsi donc nous dites vous, cette nouvelle loi organique venant compléter la Constitution est légitime même si elle ne respecte pas la procédure d’adoption prévue dans ladite Constitution ? Et là le Conseil constit’ nous rassure immédiatement : calmez-vous, ce n’est pas inconstitutionnel. A la bonne heure, nous voilà saufs !


Pourquoi c’est grave, docteur


En soi, le motif pourrait être accepté sans grande peine : prendre en compte la crise imprévisible dans le traitement des QPC à venir et l’impossibilité pour les Sages de se réunir comme au doux temps de l’Ancien Monde Pré-Covid. Mais c’est le moyen utilisé qui est choquant. C’est l’argument des « circonstances particulières de l’espèce » qui renferme toute la toxicité de cette décision du « gardien » de la Constitution. Au fond, c’est la forme qui importe. L’auteur calmant une sourde colère se remémore alors deux notions juridiques se rapprochant du cas exceptionnel étudié mais ne contenant pas une telle menace : la théorie de droit administratif dite des « circonstances exceptionnelles » et l’article 16 de la Constitution sur les pleins pouvoirs d’urgence du président de la République.

La théorie des circonstances exceptionnelles est connue des étudiants en droit, principalement ceux ayant judicieusement embrassé le droit public et juré allégeance à l’État et à son droit administratif jusqu’à la mort (nous n’aurons peut-être pas de salaire mirobolant mais serons libres et heureux de servir le bien public !). En résumé, le Conseil d’État a admis, alors que la Première Guerre mondiale faisait rage, que l’Administration ait pu agir contrairement au droit en vigueur pour plus de rapidité et d’efficacité. Des actes qui auraient été déclarés illégaux en temps de paix ont été tolérés parce que des procédures juridiques étaient manifestement chamboulées par les tirs de canon au loin et donc trop lentes voire inapplicables, ces circonstances exceptionnelles justifiant que le juge ne relève pas d’excès de pouvoir de la part des agents publics. Exemples fondateurs bien connus, la possibilité exceptionnelle pour le Gouvernement de suspendre en urgence par décret l’application de certaines dispositions de loi au lieu de suivre la procédure d’abrogation (CE, 1918, Heyriès), ou encore la possibilité pour un préfet de restreindre drastiquement la liberté de commerce et d’industrie dans une ville garnison stratégique en temps de guerre (CE, 1919, Dames Dol et Laurent). En revanche, le juge doit toujours vérifier que l’Administration n’avait d’autre moyen que celui d’outrepasser le droit pour accomplir optimalement son action, sans quoi un excès de pouvoir sera retenu (CE, 1969, CCI de Saint-Étienne). Ainsi que nous le voyons, les circonstances exceptionnelles peuvent permettre des écarts par rapport aux procédures, mais sous le contrôle étroit du juge administratif.

Le Conseil constitutionnel a-t-il alors, par analogie, effectué un tel contrôle, alors qu’il semble à son tour élaborer une sorte de théorie des circonstances exceptionnelles à l’instar du Conseil d’État cent-deux ans auparavant, en évoquant cette fois des « circonstances particulières » ? A-t-il vérifié qu’il n’existait pas d’autre moyen pour les pouvoirs publics que de bafouer le délai de quinze jours, que de lire entre les lignes du texte fondamental ? Visiblement non, et ce alors qu’un billet Dalloz démontre qu’un autre moyen existait : inutile de suspendre le délai laissé au Conseil constitutionnel pour trancher les QPC puisque celui-ci n’est en définitive laissé qu’à titre indicatif [3] . Pourquoi alors un tel empressement à ouvertement nier l’existence de la procédure spéciale d’adoption des lois organiques, et pourquoi une telle passivité du juge constitutionnel alors que lui-même aurait pu dépasser ce délai sans besoin d’une loi organique mal adoptée pour examiner les QPC qui lui seront soumises en période de Covid ? Il s’est sabordé, ni plus, ni moins. L’existence de « circonstances particulières » se suffit à elle-même et suffit à s’écarter de la lettre de la Constitution. Apprentis dictateurs, voici un bon filon !


source : Les Echos


En parlant de dictature, les assidus du cours de droit constit’ se rappelleront également le fameux article 16 de la Constitution, lequel suspend pour une durée indéterminée la distribution normale des pouvoirs et concentre ces derniers dans les mains du président de la République, lorsque l’urgence nationale l’exige et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est compromis. Il faut ici expliquer pourquoi ce que nous avons vécu diffère grandement de cette situation. L’article 16 est en effet jugé dangereux par certains constitutionnalistes – après tout, c’est le président qui décide d’invoquer cette disposition ultime et c’est lui qui rend les pouvoirs, le Premier ministre, les présidents des deux Chambres du Parlement et le Conseil constitutionnel étant cantonnés à des rôles d’autorités consultatives. Il est cependant constitutionnel, puisque écrit noir sur blanc dans la Constitution. Peu importe ici que l’on soit pour ou contre le dispositif, on ne peut donc contester sa constitutionnalité.

Rien à voir avec la situation de crise de mars 2020, laquelle a entraîné bien au contraire la violation manifeste d’une procédure impérative inscrite dans le texte fondamental au nom de l’urgence, avec la bénédiction des « Sages ». Constit’ ou Covid, la question a été vite répondue !


Et le pire pour la fin : la léthargie des citoyens


« Procédurier ». C’est l’une des réponses reçues par l’auteur de ces lignes lorsqu’il s’indigna avec véhémence de ce procédé et en fit part à ses proches. Procédurier, se dit de quelqu’un qui suit à la lettre et aveuglément une procédure jusqu’à l’absurde. Vous venez déposer une requête ? Prenez un formulaire Cerfa B12-32, remplissez les cases A26 et A29 et signez dans les encadrés F15, F16 et F17. Désolé, vous avez oublié l’encadré F17, votre requête n’a pas pu aboutir. Soyons clair encore une fois, il s’agit ici de la Con-sti-tu-tion. Respecter ses procédures est assez légitime dans un État qui se proclame de droit.

Le droit est soit fantasmé – combien viennent en L1 de droit pour agiter les bras devant un jury comme dans les séries américaines et partent deux ou trois semaines après la rentrée dégoûtés de ce qu’est réellement cette discipline ? – soit rejeté car jugé ennuyeux dans notre monde contemporain où tout doit être instantané et facile. La « clôture savante » montrée par Bourdieu semble alors pleinement opérationnelle, puisque le droit reste le jouet de ses adeptes et désintéresse les autres.

Et c’est là le principal problème de la présente affaire portée à votre connaissance, jeune lecteur étudiant, en droit ou non ! Cette entorse à la Constitution est restée affaire de juristes. Aucune réelle portée politique n’a été donnée à un événement certes juridique de prime abord, mais pourtant dans la continuité de la fragilisation des droits fondamentaux, après des années à vivre sous l’empire d’un état d’urgence devenu normal, alors que le nouveau coronavirus a montré une Assemblée se résumant à un nombre de députés siégeant dans l’hémicycle réduit à l’extrême (mesure sanitaire certes, mais ô combien révélatrice du peu d’importance accordée à la représentation nationale dans notre régime ultra présidentialisé). Des constitutionnalistes réputés se sont levés et ont tenté de raisonner le Conseil constitutionnel, à l’instar du Professeur Paul Cassia évoquant un moment « gravissime » [4] . Las, sept mois après les faits, plus personne n’en parle, ne s’en souvient. Déjà en mars, l’affaire n’avait pas suscité l’intérêt des masses que l’on entend pourtant bien souvent crier à la dictature dans notre pays, peu de médias s’en faisant l’écho et le droit étant un repoussoir naturel. Le flot continu de l’information a produit son œuvre en engloutissant cet incontournable non-événement.


L’auteur a longuement hésité à écrire cet article en cette rentrée, signe que le sujet semble bel et bien enterré, que le dossier est bouclé, passez votre chemin il n’y a rien à voir. Vient donc la douloureuse question : quoi ensuite ? La théorie des circonstances particulières appliquée à la Constitution ne peut empêcher votre serviteur un brin émotif de se remémorer une scène du film Hitler : La Naissance du Mal (et ainsi gagner un point Godwin, c’est ça le talent). Alors que Hindenburg, président du Reich, est stupéfait de lire le projet de loi du Chancelier Hitler visant à s’arroger les pleins pouvoirs suite à l’incendie du Reichstag, vient ce dialogue dont la ressemblance avec de récents événements ne serait que fortuite :

« Mais c’est là un texte qui foule aux pieds la Constitution !

– Nous vivons une époque troublée, Monsieur. La Constitution ne pouvait certes pas la prévoir. »


[1] Article 46 : « Le projet ou la proposition ne peut, en première lecture, être soumis à la délibération et au vote des assemblées qu'à l'expiration des délais fixés au troisième alinéa de l'article 42. Toutefois, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l'article 45, le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt ».

[2] Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19

[3] Karine Roudier, « Un nouveau repli du Conseil constitutionnel dans son rôle de contrepoids », Dalloz Actualités Étudiant, 6 avril 2020, https://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/un-nouveau-repli-du-conseil-constitutionnel-dans-son-rolede-contrepoids/h/a1247a77d164c980639f8913ab0be8bf.html (consulté le 28 août 2020)

[4] Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 – Liste des contributions extérieures (PDF), M. Paul CASSIA et l’Association de défense des libertés constitutionnelles, Conseil constitutionnel, 23 mars 2020, https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2020799dc/ 2020799dc_contributions.pdf (consulté le 28 août 2020)



Pierre Pelini

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