"Je ne vois rien, je n’entends rien, je ne dis rien" : de simples mots, pourtant sanctifiés en règle suprême par le crime organisé Italien. Lutter contre l’Omerta, loi sacrée de la Mafia, telle fut la difficulté du combat de la police italienne. Le 20 Novembre dernier, après deux ans d’audiences, s'est clôt le second « maxi-procès » d’une branche de la mafia italienne. Un procès colossal s’étant ouvert en janvier 2021 avec seul pour crédo : comprendre le fonctionnement de la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta, et l'anéantir.
Un procès à grande échelle
Sur le banc des accusés, 338 personnes allant de simple mafiosi à ancien sénateur proche du gouvernement. Furent également présents plus de 900 témoins et 400 avocats lors de ce procès-fleuve, le plus important en trois décennies contre une organisation criminelle qui contrôle encore les flux de cocaïne dans toute l’Europe. Le verdict est tombé. Près de 207 condamnations pour un cumul de 2 150 années de prison. Tel est le bilan de ce procès tenu à Lamezia Terme, au cœur de la Calabre, bastion de la ‘Ndrangheta, dans une salle créée et bunkerisé pour l’occasion. Les conséquences ne sont pas sans nous rappeler le maxi-procès de la mafia sicilienne, la Cosa Nostra, s’étant ténu à Palerme de 1986 à 1987 sous l’égide des juges Giovannis Falcone et Paolo Borsellino (tous deux assassinés par la Cosa Nostra en 1992) durant lequel furent jugés 475 accusés. L’histoire contemporaine italienne est intrinsèquement liée à l’influence des organisations criminelles à grande ampleur: les Mafias, qui gangrènent le pays depuis les années 1960.
La patte de la ‘Ndangheta sur la société italienne
La ‘Ndrangheta, la mafia calabraise, bien que qualifiée juridiquement de « Mafia » uniquement depuis 2010, existe depuis plusieurs décennies et est aujourd’hui qualifiée d'association criminelle la plus puissante au monde. Composée de près de 6000 « affranchis » répartis en 150 « clans », l’organisation à toujours tenu à respecter l’omerta en réduisant drastiquement le nombre de repentis, se montrant particulièrement familier avec la vendetta (vengeance sanglante). La ‘Ndrangheta, c’est 25 tonnes de cocaïnes exportées en Europe entre 2019 et 2021; un chiffre d’affaires de 34 milliards de dollars par an (3,4% du PIB Italien) et c’est un trafic d’influence, un réseau de corruption ainsi que de blanchiment d’argent parmi les plus sophistiqués au monde. La mafia dirigée par Luigi Mancuso et sa famille s’est imposée ces deux dernières décennies comme l’ennemi à abattre par le gouvernement Italien.
Opération judiciaire coordonnée à l’international
C’est ainsi une opération de police de dimension internationale menée par l’Italie, l’Union Européenne ainsi qu’Interpol qui permet d’arrêter simultanément plusieurs milliers de suspects en décembre 2019 dans plus de 10 pays (Italie, Allemagne, France, Pays-Bas, Etats Unis, Thaïlande…). L’éventail des crimes et délits qui leur sont reprochés est large : association mafieuse, meurtre et tentative de meurtre, trafic de drogue, usure, abus de pouvoir, recel et blanchiment d’argent.
Mais le plus surprenant demeure la composition du banc des accusés, hétéroclite et parfois même étrangement familière. La présence de l’avocat Giancarlo Pittelli le prouve. À 70 ans, cet ancien sénateur du parti de Berlusconi Forza Italia, ex-membre de la Commission justice de la Chambre des députés, écope d'une peine de 11 ans de prison. Des membres des forces de l’ordre sont aussi condamnés : Giorgio Maselli, ex-lieutenant-colonel des Carabiniers (gendarmerie italienne) restera deux ans et demi en prison (8 ans étaient requis). L'ex-commandant des pompiers de Vibo Valentia : Filippo Nesci écope de 4 ans d'incarcération, l'avocat Francesco Stilo lui est condamné à 14 ans de prison ferme. Et l’ancien maire du Pizzo (principale ville de Calabre) est quant à lui acquitté. À noter que, (et c’est un fait rare pour la ’Ndrangheta, qui punit sévèrement ses « repentis ») 58 témoins à charge ont accepté de briser l’omerta pour révéler les secrets du clan Mancuso et de ses associés.
Bien que le bilan du procès soit positif, et représente une victoire pour le gouvernement Italien, l’avenir reste incertain. À la suite du procès de Palerme, l’Italie semblait en avoir fini avec la mafia. Plusieurs décennies après, le constat est différent. Le milieu du crime organisé survit grâce à sa grande capacité d’adaptation. En parfait hydre, si on lui coupe sa tête (son leader), dix autres repoussent. Les forces de l'ordre sont obligées de rester vigilantes à toutes possibilités de représailles tandis que le principal combat continue: l’anéantissement de cette société du crime organisé. Cette prophétie, souvent sur le point d’être accomplie, s’avère pourtant une tâche quasi-impossible. Comment gagner contre le mantra sourd, muet et aveugle : “Je ne vois rien, je n’entends rien et je ne dis rien” qui inonde les rues italiennes. Pendant ce temps, c’est l’avarice qui entend, la pauvreté qui voit et la violence qui parle. Telle en va de la règle du crime organisé.
Thomas Veidic
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