Après quatre ans d’absence, Orelsan, désormais considéré comme l’une des plus grosses têtes du rap français, revient avec « Civilisation », son quatrième album studio. Celui qui a une carrière qui s’étend déjà sur plus d’une décennie, a connu toutes les périodes marquantes de l’industrie musicale ces dernières années. De l’impact des réseaux sociaux(il a connu son premier succès : « Saint-Valentin » sur MySpace en 2008) en passant par l’explosion du genre du rap dans les musiques les plus écoutées en France, il a surtout traversé la crise du physique (chute des ventes de CD) et l’avènement du digital. Pourtant, le choix promotionnel du dernier disque d’Orelsan s’avère être totalement à contre- courant avec la tendance actuelle qui pousse les artistes à promouvoir leurs albums sur les plateformes de streaming, en multipliant les collaborations avec ces géants du numérique (Par exemple, PNL avec Apple Music pour la réédition de Deux Frères).
Pluie de designs pour les CD de Civilisation (Source : Raegular)
« Civilisation », la carte de l’originalité En effet, pour « Civilisation », Orelsan a décidé d’axer sa stratégie sur le marché physique. Avec l’aide de son équipe et du graphiste Raegular, ils ont développé 15 designs de rondelles de CD différents, un pour chaque morceau. Chaque version a son nombre d’exemplaires limités, certains plus exclusifs car ils contiennent la signature de l’artiste ou des « tickets d’or »permettant d’avoir un accès à vie à ses concerts. Cette façon de jouer sur la rareté et l’effet de surprise (en achetant à la FNAC, on ne sait pas sur quelle version on va tomber) provoque un succès phénoménal. Orelsan réalise l’une des plus grosses « première semaine » de l’histoire du rap français en termes des ventes.Le chiffre s’élève à 138 929 exemplaires dont 96 615 en ventes physique (70%). Un ratio extraordinaire quand on sait que la majorité des albums de rap en France se situe aujourd’hui autour des 10 % de ventes physiques en première semaine. La résurrection de « l’objet CD » En 2013, 8 ans avant « Civilisation », Orelsan et son compère Gringe des Casseurs Flowters, s’amusaient à rapper et se filmer en train d’infliger toute sorte de châtiments à un disque (le brûler, le briser, rouler dessus) dans le désormais culte « La crise du disque ». Si l’on poussait la métaphore, on pourrait penser que le rappeur caennais était heureux de cette dégringolade des ventes des versions physiques, laissant place au streaming. En réalité, avec la stratégie promotionnelle de son nouvel album, il prouve un réel attachement à l’expérience qu’offre le « CD-ROM ». Dans une interview donnée à Konbini, Orelsan déclare que l’idée des différents CD lui est « venue de son frère, gros collectionneur de cartes de basket », et qu’il voulait «faire un objet cool qui raconte une histoire ». Car oui, depuis quelques années, « l’objet CD » redevient « cool ». Le parfait exemple est sûrement Yeezus, l’album de Kanye West sorti en 2013. La cover révèle tout simplement un CD dans son emballage, sans aucun design, comme pour insister sur le caractère brut de l’album. Cet engouement autour du physique s’est d’abord matérialisé par le succès du vinyle depuis plusieurs années. Grâce à son côté « vintage », le format touche de plus en plus de jeunes consommateurs de musique. Pour preuve, le site américain Discogs a révélé qu’en 2020, la vente de vinyles a augmenté de 40 % dans le monde, un chiffre géant.
Des morceaux« bonus » pour le bonheur des fans
D’autres stratégies autour du « physique » existent aujourd’hui. Leur singularité ne se retrouve pas dans l’objet en particulier, mais plutôt dans son contenu. Effectivement, les rappeurs décident d’insérer des morceaux « bonus » exclusifs dans les versions physiques qu’ils sortent en précommande. Ainsi, Deux Frères de PNL offrait, soit le morceau « Capuche » si l’on achetait la version CD claire ; soit le morceau « Frontière », si l’on achetait la version sombre. Ce fut le cas pour Taciturne de Dinos aussi: « Les pleurs du mâle » et « Sagittaire » pour l’achat de la version « jour » ; et « Slide » et « Coeur jacking » pour la version « nuit ». Enfin, Vald s’y est aussi attelé lors de la sortie de « Ce monde est cruel » où on pouvait acheter les versions« Casimir », « Doli », « Persuadé » ou « Gringo envoie un mess ».
À chaque fois, cette stratégie de faire passer la musique au premier plan est un franc succès.Dans les trois cas, le ratio de ventes physiques en première semaine est le plus gros de leur carrière : 55 % pour PNL, 48 % pour Dinos et 53 % pour Vald. Même si ce succès est aussi dû à la fidélité de leur fanbase respective, il est impossible de nier que l’idée de versions limités provoque la folie du public qui veut se ruer sur ces exemplaires rares qui « valent de l’or ».
Une surenchère qui pose certains problèmes
En voyant la mine d’or que peuvent offrir les stratégies de précommande de CD, certains artistes et labels n’hésitent pas à capitaliser sur l’idée. Tout cela d’une manière un peu différente... Par exemple, ces derniers mois, on a pu voir Zola et son équipe cacher trois Rolex dans les box de précommande de son album « Survie ». Landy décide d’offrir une audi A1 à quelqu’un ayant précommandé son projet « A-One », tandis que Lacrim cache des billets de 500 € dans les CD de « Persona Non Grata ». Enfin, Koba LaD, promet un « tour avec lui en char d’assaut » pour un acheteur de sa mixtape « Cartel, Vol.2 ».
Cette surenchère commerciale apparaît comme problématique car, en promettant l’offrande de cadeaux totalement déconnectés de la musique, celle-ci passe au second plan et les consommateurs précommandent uniquement car ils espèrent bénéficier d’un cadeau au gros gain. Cela pose la question de la probable régulation des plateformes « D2C » (Direct To Consumer). Ces sites Internet, gérés par les labels des artistes eux mêmes sont une bonne chose car ils permettent d’éviter les revendeurs comme la FNAC ou Cultura (souvent coupables de mise en rayon anticipée). Néanmoins, lorsqu’ils sont utilisés pour des stratégies commerciales étranges, on peut se désoler de la perte de la vision « artistique » de la promotion.
Pourtant, c’est en quelque sorte « normal » que cela fonctionne comme ça. Aujourd’hui, le rap est un immense business en France. Les maisons de disques, des entreprises puissantes, doivent capitaliser sur ce qui rapporte. Quitte à s’appuyer sur des stratégies qui s’éloignent complètement d’une vision artistique. Néanmoins, « l’écosystème rap FR » peut se féliciter d’avoir dans ses rangs des esprits créatifs comme ceux d’Orelsan et de son équipe, qui remettent au goût du jour le CD et sa signification. En effet, plus qu’un objet, le CD représente une façon de consommer la musique. Dans un monde où tout se consomme très rapidement, en surface, le CD permet aux gens de prendre le temps d’écouter le disque en entier, dans l’ordre, sans esquiver aucune partie. En somme, le CD promet une écoute plus attentive, et c’est une bonne chose qu’on lui permette de connaître une « deuxième » heure de gloire.
Thomas Dagnas
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