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Guerre d’Algérie : « Puisque la mémoire divise, il faut que l’histoire rassemble. »

D’une rive à l’autre de la Méditerranée, les mémoires autour de la guerre d’Algérie boivent la  tasse. Avec le lancement d’une commission d’historiens français et algériens en août 2022,  l’Élysée dévoile son ambition de poser un nouveau regard sur le traitement mémoriel de son  histoire coloniale. La relance du travail historique est-elle suffisante pour apaiser les cicatrices  laissées par l’épineuse question mémorielle ?  


© Rencontre entre Emmanuel Macron et le président algérien Abdelmadjid Tebboune,

en août 2022 à Alger. (Hamza Zaid / AFP)


Réunie le 25 janvier dernier aux archives nationales de Paris, la commission « Mémoire et Vérité »  rendait publique une série de propositions en vue de résoudre les litiges légués par la colonisation  française et la guerre d’Algérie. La mission confiée aux historiens français et algériens, au premier  rang desquels Benjamin Stora et son homologue Mohamed Lahcen Zighidi, est de dresser un « état des lieux juste et précis » de leur histoire commune, à partir des débuts de la colonisation française  en Algérie (1830-1862) jusqu’à la fin de la guerre d’indépendance (1954-1962). La commission  mixte se penchait particulièrement sur la question des disparus, des exactions extrajudiciaires, sur  la panthéonisation de Gisèle Halimi ainsi que sur les séquelles sanitaires et environnementales  engendrées par les essais nucléaires dans le Sahara.


Benjamin Stora au rapport !  


Ce long projet de réconciliation diplomatique et mémoriel, initié par les présidents Emmanuel  Macron et Abdelmadjid Tebboune en août 2022, s’appuie sur les travaux de Benjamin Stora dont le  rapport s’efforçait de « décloisonner » des mémoires complexes et douloureuses. L’historien  spécialiste du monde maghrébin décolonial reprenait alors la formule de Pierre Nora : « puisque la  mémoire divise, l’Histoire peut rassembler ».  

Face au constat de mémoires divergentes, gangrenées par sept années de guerre et cent trente-deux années de colonisation dont les zones d’ombre sont encore à déplorer, l’historien appelait à une enquête  « sans tabou, avec une volonté de travail libre, historique, d’accès complet à nos archives ». Avec l’espoir de régler le lourd contentieux mémoriel de part et d’autre de la mare nostrum.  


Entre repentance et reconnaissance  


En janvier 2021, les quotidiens français et algériens se font rapidement l’écho d’un verdict  péremptoire du rapport Stora, que le président résuma par une formulation assassine : « ni  repentance, ni excuse ». Cette sentence catégorique ne manqua pas d’indigner Gilles Manceron,  historien spécialiste de l’idéologie coloniale, estimant que la réponse de l’Élysée présageait une  reprise très partielle du rapport : « l’important, ce n’est pas le rapport, mais les conclusions que le  président [Emmanuel Macron] en tirera ».  

Les activistes anti-coloniaux, à qui l’on attribue à tort l’expression, écartent toute prétention à  réclamer une « repentance ». En janvier 2021, la publication d’une tribune par Récits d’Algérie, un  média inter-générationnel rassemblant des témoignages sur la guerre d’indépendance, donnait le ton  : « Chère France, je m’en contrefous de tes excuses ». Cette tribune, au titre sans équivoque, fait état de la méfiance d’une partie de la diaspora algérienne vis-à-vis des discours et récupérations  politiques qui suivent la remise du rapport Stora. 


Le thème du repentir et son désaveu catégorique sont pourtant devenus un marronnier du mandat  présidentiel français. En 1995, Jacques Chirac, premier président à mettre fin au tabou de la  responsabilité de l’État français dans la Shoah, ne manquait pas de préciser qu’il n’était pas ce  « héraut du repentir ». Plutôt que de reconnaître l'atteinte aux principes universels imputable à la  « République coloniale », on condamne une repentance imaginaire, coupable d’entraver la nostalgie  de grandeur de l’exception française.  


Le débat baigne depuis plusieurs décennies dans une rhétorique conservatrice décrédibilisante à  l’égard des attentes du tissu associatif et d’une société algérienne en quête de reconnaissance  symbolique. Pour l’historien et ancien directeur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Christophe Prochasson, le mandat de  Nicolas Sarkozy est à mettre en cause. Il serait le symptôme du « mépris de la mémoire », de  concert avec un flagrant désintérêt de la sphère politique envers l’Histoire. En 2007, Sarkozy  cherchait à s’accaparer les voix d’extrême droite afin de les bâillonner au second tour des élections  (« Le vote pieds-noir : mythe ou réalité », IFOP, 2014). Il préconisait alors de supprimer plusieurs  jours alloués aux commémorations historiques, invoquant une lutte contre la politique de repentance  : « la concurrence des mémoires nourrit la haine des autres ».


© Soixante ans après l'indépendance de l'Algérie, une fracture continue de séparer

les familles. Photo et illustration sont mêlées pour donner du corps à cette

mémoire. Tous les personnages ont un bout de visage dans les contours de

l’Algérie. (Jérémie Luciani / FranceInfo)


Des mémoires vives gangrenées par la guerre  


Malgré l’étendue du conflit, la fin de la Guerre d’Algérie s’est soldée par la mise en place de  « mécanismes de fabrication de l’oubli » (Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, 1991). En  France, la guerre est euphémisée par la périphrase des « événements d’Algérie » jusqu’en 1999,  tandis que les nostalgiques de l’Algérie française (« nostalgéristes ») se chargent d’écrire un roman  national à la faveur d’un récit encenseur de la colonisation. En 2005, quatre lois mémorielles  reconnaissent la mission civilisatrice ainsi que le « rôle positif de la présence française en outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Ces lois sont abrogées en 2006 suite aux évidentes controverses qu’elles ont occasionnées.  


Cette obsession pour le creuset civilisateur ignore tout de l’expérience des peuples concernés,  des répercussions des invasions coloniales sur les populations, des dépossessions de terres et  par là même d’identité. Une réification ou une manipulation du passé s’observe également en  Algérie par la création d’un Conseil national d’études historiques, dont les recherches sont placées  sous la tutelle de l’État algérien en 1972. Les « politiques de l’oubli » s’accompagnent d'une mise  en scène de la mémoire nationale : le rôle des Kabyles dans la lutte contre la présence française est  passé sous silence en vertu de l’unité nationale.  


Pour l’historien Nicolas Lebourg, la mémoire est une « coproduction entre des institutions  politiques et des groupes de la société civile ». Sans tissu associatif ni segment électoral, les  politiques ne s’accaparent pas l’Histoire. Les faits demeurent dans l’oubli. Le camp de  Rivesaltes, administré pour l’incarcération et l’internement de militants et sympathisants du Front  de Libération national (FLN), illustre cet aspect : « il n'existe pas de mémoire des nationalistes  algériens emprisonnés à Rivesaltes avant que n'y soient les harkis, ou des militaires coloniaux  guinéens et indochinois qui y partagèrent un temps le sort de ces derniers ».  


Ensuite, viennent les temps de l’anamnèse, à savoir, la prise de conscience des mémoires refoulées  dans les années 1970. Cette ruée vers la mémoire engage des enjeux politiques ancrés dans le  présent. L’Histoire, au contraire, implique une relecture objective, critique et rigoureuse du passé. Le monde feutré des historiens demeure-t-il en dehors de ces conflits mémoriels ? Quel est le rôle  des historiens à l’heure où la sphère médiatique donne la parole à des parties prenantes sans assise  historique ?  


À cet égard, la création d’une commission d’historiens laisserait entendre que le projet répondrait  aux carences des actuels travaux sur la question des mémoires de la guerre d’Algérie. Or, les  historiens français et algériens n'ont pas attendu le vœu présidentiel pour se plonger sur le dossier :  de Charles-Robert Ageron à Raphaëlle Branche, en passant bien sûr par Benjamin Stora ou  Mohammed Harbi, trois générations d'historiens se sont succédées.



© Des enfants regardent de près une affiche indépendantiste dans les rues d’Alger, le

19 mars 1962, jour du cessez-le-feu. (AFP)


Vers une réconciliation politique : une politique des petits pas de côté  


Entre la France et l’Algérie, « c’est une histoire d’amour qui a sa part de tragique », avisait  Emmanuel Macron. En septembre 2022, le politologue Paul Max Morin soulignait, dans une tribune  au Monde, que « la réduction de la colonisation à une “histoire d’amour“ parachève la  droitisation d’Emmanuel Macron sur la question ». Le chercheur au CEVIPOF travaille sur la  mémoire de la guerre d’Algérie chez les jeunes et dresse le bilan : « seule une lutte ambitieuse  contre les haines racistes serait à même de rétablir un sentiment de justice dans le présent ».  Fraîchement publiée, la tribune est supprimée par le journal après des plaintes de l’Élysée.  


Ce n’est pourtant pas la première fois que le président Emmanuel Macron se permet des  déclarations dont on soupçonne le surplomb colonial. Le président achevait de provoquer l’ire de  l’opinion publique algérienne, en déclarant, lors d'une conférence devant dix-huit jeunes dont les  familles ont toutes vécu la guerre d’Algérie : « Existait-il une nation algérienne avant la  colonisation française ? C’est ça la vraie question ». 


Des demandes concrètes pour les jeunesses  


Aujourd’hui, sept millions de Français éprouvent les prolongements psychologiques de la guerre  d’Algérie, estime le rapport Stora. La journaliste et essayiste française Ariane Bonzon évoque un  phénomène intergénérationnel : « les grands-parents l’ont vécue, les parents à qui elle a souvent  été tue et les petits-enfants découvrent le retour de ce refoulé ». Les nouvelles générations ne  conçoivent pas de mémoires cloisonnées ni de camps conflictuels en affrontement perpétuel.  Ces jeunes générations ont absorbé les récits familiaux, ont regardé les films de Rachid Bouchareb, ont lu les romans d’Alice Zeniter et partagent une culture politique hostile aux instrumentalisations politiques du passé dont on connaît les dégâts sur notre société.  


La réponse n’est pas donc pas à chercher du côté d’une « réconciliation ». Pour le politologue Paul  Max Morin, « si les privilégiés des deux pays vont pouvoir se rencontrer [grâce à l’assouplissement de l’obtention des visas et l’ouverture des archives], ceux qui font le cœur d'une  société - les jeunes, les étudiants, les apprentis, les militants. les ouvriers - restent exclus du  champ de vision ». Si la symbolique mémorielle a son importance, les jeunesses des deux pays  formulent des demandes concrètes. En Algérie, le Hirak [un « mouvement » populaire pacifique]  porte un désir de démocratie, d’égalité et de circulation entre les sociétés. En France, les demandes  tiennent en trois mots : connaissance, circulation et lutte contre le racisme. Pour répondre à ces  revendications, la création d’un office franco-algérien pour la jeunesse, sur le modèle de l’OFAJ  allemand, est largement réclamé par les intellectuels, militants ainsi que par la société civile. 


Ambrine Mauduit



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