25 Janvier 2023, Porto.
En cette douce soirée dans la ville du nord du Portugal, tous les touristes se pressent vers le Jardim do Morro, un point d’observation très apprécié par les adeptes des splendides couchers de soleil qu’offre cette ville… Tous ? Non ! Un groupe d’irréductibles curieux résiste encore et toujours à l’appel du tourisme de masse. Ses membres se nassent devant l’entrée de l’« Ideal Clube de Fado », au 32 de la Rua Do Ateneu Comercial de Porto.
Dans une rue reculée du centre-ville...
Réputée pour ses caves à vin, sa librairie historique (Librairie Lello) ou encore ses ponts majestueux (Ponte Dom-Luis), Porto a néanmoins un autre trophée à brandir au monde, plus méconnu du grand public. Elle est l’une des principales villes portugaises à conserver la tradition du fado, une musique créée au début du XXe siècle dans les quartiers populaires de Lisbonne. Plusieurs clubs proposent en effet des petits concerts intimistes, pour faire découvrir aux touristes cette culture, ou même satisfaire les locaux.
L’« Ideal Clube de Fado » est de ceux-là. Située à quelques encablures de la gare São Bento et de ses magnifiques fresques en mosaïque, la salle, elle, ne paye pas de mine au premier abord. Une devanture peinte en vert, ornée d’un logo simpliste, dans une rue reculée où s’entassent les voitures en mauvais état d’un garage attenant. Pourtant, lorsque l’on met le pied dans l’endroit, une certaine magie nous ensorcèle. Aux murs sont accrochés des tableaux affichant les nombreuses références à l’histoire du fado : pochettes de singles, partitions de morceaux mythiques, affiches de concerts datant du début des années 1920…
Au fond de la salle, une grande fresque couvre la porte de l’entrée des artistes. Elle représente un homme, vêtu d’un béret, fumant une cigarette et plissant les yeux. Ce charisme indéniable, c’est celui d’une légende du fado : Alfredo Duarte Marceneiro. Figure mythique de ce style musical, sa trace sera d’ailleurs récompensée par les chanteurs et musiciens du soir.
Après un verre de porto offert par la maison, (pour rendre l’expérience encore plus complète) la vingtaine de spectateurs prend place sur les canapés à quelques mètres d’une petite scène sans prétention : une simple estrade et deux chaises. Dans la salle, il y a des gens de tous les âges, de tous les horizons. Des couples, venus profiter d’un moment romantique ; des familles, voulant plonger le temps d’un instant dans la culture portugaise ; ou encore des groupes de jeunes amies.
Ouverture du rideau !
Et puis vient l’heure du début du spectacle. Un homme s’avance sur scène, sans micro, et commence à dicter en anglais (salle cosmopolite oblige) le déroulement de la soirée. Cet homme, c’est Francisco Moreira, un joueur de guitare acoustique. Il commence par faire un historique essentiel du fado. Cette musique, en tout cas sa « forme traditionnelle » comme l’explique Francisco, se joue avec deux guitares. La « guitarra portuguesa », composée de douze cordes ; et la deuxième, une guitare acoustique classique. Une chanteuse accompagne les sons de ces instruments et elle conte les thèmes suivants : la mélancolie, l’amour, la tristesse, la passion… Francisco annonce la couleur : « Ce soir, c’est le fado typique qui sera joué ». Sur les visages, les sourires se dessinent et on a hâte d’entendre les premières notes.
Après un retour express en coulisses, Francisco Moreira revient, cette fois-ci accompagné de deux nouvelles têtes. Tout d’abord, il y a Marco Quaresma. Il tient cette fameuse « guitarra portuguesa » en forme de poire, et vient s’asseoir discrètement sur scène. Puis, une femme d’une soixantaine d’années arrive. Elle porte une robe à frange brillante. Dans la salle, les yeux des spectateurs s’illuminent face à l’aura de cette diva d’un soir. Après quelques sourires complices avec son groupe et avec le public, elle se présente : Gina Santos.
S’en suivent quelques secondes de battement, le temps que les guitaristes fassent les derniers arrangements sur leur outil magique et le concert commence. Gina Santos se lance. Sa voix rauque et imposante imprime l’entièreté de la salle. Pas besoin d’un micro quand un organe vocal est si puissant et si juste. Très vite, on remarque dans les expressions faciales des gens une fascination provoquée par les variations de notes créées par Gina.
Partage et proximité
Pendant plus d’une heure, le trio va interpréter un large panel de chansons du répertoire fado classique. Allant de la balade mélancolique à des rythmes plus entraînants, tout le monde y trouve son bonheur. Pour plonger définitivement l’audience dans cette ambiance traditionnelle, entre les chansons, Gina Santos s’adresse à nous en portugais. Le public, malgré son incompréhension de la langue, est absorbé par les explications de Gina à propos des chansons qu’elle s’apprête à interpréter.
À la moitié du spectacle, après une chanson de la célèbre Amália Rodrigues, monument du fado portugais, la diva s’écarte pour laisser la scène à ses deux compères guitaristes, le temps de quelques morceaux.
C’est l’occasion pour les deux hommes « de l’ombre » de briller davantage. On découvre alors le talent d’interprète vocal que possède Francisco Moreira. L’homme d’une trentaine d’années chante aussi. Il a une voix plus douce, plus apaisée, mais tout autant vectrice d’émotions. Ses yeux se ferment lorsqu’il vise les notes les plus aiguës, comme si son corps entier était happé par sa performance. Lorsqu’il les rouvre, il les dirige instantanément vers Marco, le maestro de la guitarra portuguesa. Il vit alors pleinement ses solos et l’alchimie entre les deux se ressent dans toute la salle. Lors du petit quart d’heure de présentation pré-concert, Francisco Moreira l’avait bien expliqué : « L’improvisation est partie prenante de nos spectacles. Chaque soir, il y a une part de surprise. Nous ne faisons jamais le même concert deux fois ». En effet, cela se remarque avant chaque morceau. Les trois artistes chuchotent pour se donner des indications sur les prochains morceaux. Leurs hésitations et prises de décision face au public donnent le sentiment que l’on rentre dans leur intimité et humanise en quelque sorte le spectacle.
Puis, vient le moment où Francisco Moreira annonce la dernière chanson. Soupirs dans la salle. On aimerait que cela ne s’arrête jamais. Le thème du morceau de sortie : la « saudade ». Un mot « typiquement portugais, qui ne trouve aucun équivalent parfait dans d’autres langues mais pourrait se traduire par nostalgie » comme l’explique le chanteur. Sa voix se mêle aux notes des guitares et cela donne une mélancolie difficilement atteignable dans d’autres styles musicaux. Le public est conquis. Les lumières se rallument. Standing ovation. Les artistes sont touchés par ces applaudissements et il est difficile pour eux de cacher cette émotion. Francisco Moreira prendra même le temps d’indiquer au public que « ce soir, c’était vraiment spécial. » Il développe: « Nous avons souvent l'habitude de jouer ici, mais lorsque l’énergie est bonne, on le ressent énormément et ça nous aide. C’était le cas ce soir, donc je vous remercie. »
Le public sort petit à petit de ce local sans prétention et on entend une française résumer son expérience : « Et bien moi qui suis venue pour voir un vrai concert de fado ! Je ne suis pas déçue ». Plus de 10 ans après avoir été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco (Novembre 2011), le fado continue donc de vivre. Et les artistes de l’Ideal Clube De Fado peuvent se vanter de lui donner une belle « seconde vie ».
Thomas Dagnas
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