Aux quatre coins du monde, la toxicomanie ne se cache pas seulement dans les seringues et les pailles mais encore davantage dans les prescriptions médicales... À la suite d’un lourd accident, Sandrine (personnage fictif) a des douleurs chroniques depuis des années. Comme chaque matin, c’est sans vraiment réfléchir qu’elle avale un cachet. Elle en piochera un deuxième dans la boîte d’antalgiques opioïdes dans quatre heures, puis un autre dans huit heures... La douleur et l’anxiété apaisées, elle part travailler sans se poser de questions. Elle a conscience que sa consommation n’est pas anodine mais rien n’y fait, chaque fois qu’elle parvient à s’en priver les conséquences sont dramatiques : état grippal, sueurs et angoisses intenses, soient les symptômes caractéristiques du manque. Thomas, étudiant, Jacqueline, migraineuse, ou encore Philippe, cadre dynamique et sportif à la vie bien rangée, ne sont pas épargnés non plus. Et pour cause ! Selon les estimations, sur treize millions de consommateurs français de ces comprimés, 17 % deviendront dépendants. En effet, un Français sur cinq se voit prescrire des opioïdes tandis que rares sont les mises en garde sur la nature addictive de ces produits. Les opioïdes sont des substances naturelles, dérivées de l’opium, ou fabriquées en laboratoire. Appelées « psychoactives », elles agissent dans les zones du cerveau responsables du contrôle de la douleur et produisent un effet analgésique pouvant provoquer euphorie et dépendance.
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Le XVIIe siècle : l’essor des usages modernes des drogues Dans le livre Addictologie, Julien Chambon et Jean-Pierre Couteron reviennent sur les débuts des usages modernes des drogues. Au XVIIe siècle, avec les progrès de la chimie et l’industrialisation progressive, les effets des drogues « traditionnelles » sont potentialisés et de nouvelles drogues synthétisées. La consommation croissante d’alcool puis de drogues, « associée à un contexte économique, politique et social très dur, provoque immédiatement des déséquilibres et des dérives parfois spectaculaires ». En effet, l’alcoolisme de masse et les « épidémies » de morphinomanie, d’opiomanie et de cocaïnomanie du XIXe et début XXe siècles constituent les « premiers indicateurs historiques du développement des phénomènes d’addiction et de dépendance ». Et cela n’est que le début d’un engrenage vertigineux. Les États-Unis : un pays addict aux opioïdes Aux États-Unis, la journaliste Caroline Coldefy raconte qu’à la fin des années 1990, les laboratoires pharmaceutiques Johnson and Johnson et Purdue Pharma inondent le marché de Fentanyl et d’Oxycontin, des antalgiques opioïdes. Dans cette stratégie commerciale, ces laboratoires n’ont pas lésiné sur les moyens de promotion auprès des médecins, des pharmaciens et surtout des patients, en leur offrant les premières doses médicamenteuses. Cela rappelle tristement les techniques des dealers de rue, bien qu’ils affirmaient que moins d’1% des consommateurs devenaient accros à ces médicaments... Résultat des courses : dans le pays de tous les possibles, 200 personnes meurent chaque jour à cause de ces pilules, pourtant vendues comme la solution miracle à tous les maux. Si les autorités américaines ne sont pas restées impassibles face à ce phénomène, avec le développement du contrôle des prescriptions dès 2010, le marché noir a rapidement pris le relai en fournissant des patients déjà dépendants. Dans l’article La baisse de l’espérance de vie aux Etats-Unis depuis 2014, la chercheuse Magali Barbieri dépeint ce portrait pâle d’une société américaine touchée de plein fouet par le fléau des opioïdes. L’espérance de vie à la naissance a effectivement cessé d’augmenter depuis 2010 et une baisse de l’espérance de vie s’observe même chez les hommes, en particulier ceux âgés entre 20 et 40 ans. La mortalité due aux maladies cardiovasculaires, aux cancers et aux maladies infectieuses a diminué durant les années 2010. Toutefois, les maladies cardiovasculaires font leur retour avec la croissance de l’obésité et du diabète et surtout la mortalité liée aux overdoses a largement augmenté depuis les années 1980. La France : une autre victime de « l’épidémie des opioïdes » La loi Kouchner du 4 mars 2002 marque un certain tournant concernant les droits des malades, en disposant que « Toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur. Celle-ci doit être en toute circonstance prévenue, évaluée, prise en compte et traitée. ». S’il s’agit d’une belle avancée pour le droit à une vie digne jusqu’à la mort, depuis 10 ans, cette dernière s’accompagne aussi d’une hausse alarmante de consommation française d’antalgiques opioïdes et de décès en découlant, selon un rapport de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM).
De plus, de nombreux patients témoignent avec regrets de ne pas avoir été correctement avertis des risques que présentaient les médicaments qui leur étaient prescrits et certains ont ainsi sombré dans la dépendance. « Vous feriez n’importe quoi pour en avoir. », affirme une sexagénaire devenue addicte après de lourdes prescriptions médicales dépourvues de mise en garde. L’Afrique : des causes différentes, des conséquences similaires Le Tramadol, un autre antalgique opioïde connaît aussi un grand succès dans les pays africains. Au Togo, mais aussi de la Côte d’Ivoire à la Lybie et de l’Egypte au Gabon, il est détourné de son usage et utilisé par les travailleurs pour surmonter la fatigue et mieux résister aux travaux pénibles. Déjà qu’en Occident, les consommateurs d’opioïdes sont peu informés des dangers, ce manque de prévention est d’autant plus frappant sur ce continent où les consommateurs découvrent souvent trop tard l’addiction qu’ils encourent. Dans le documentaire Togo : la folie du Tramadol, la journaliste Catherine Monfajon affirme que « le tramadol en Afrique est la cocaïne du pauvre ». Ce comprimé acheté au marché noir ne présente pas toujours la même composition que le Tramadol occidental, il peut s’agir de faux Tramadol ou encore de formules sur-dosées pour augmenter la résistance physique de ses consommateurs, s’accompagnant d’un risque accru d’overdose. Sensibilisation et recherche : l’espoir d’un traitement des douleurs plus avisé La majeure partie de la population reste encore peu, voire pas, informée de ce drame sanitaire. L’espoir réside donc dans une plus grande sensibilisation, qui devra passer notamment par les professionnels de la santé mais aussi par des campagnes de sensibilisation et une législation plus ferme. Il est rassurant de constater certaines avancées, comme le contrôle des prescriptions américaines depuis 2010 ou encore la Feuille de route 2019-2022 du gouvernement français visant à prévenir et agir face aux surdoses d’opioïdes. Cette dernière développe un ensemble de mesures de prévention des surdoses pour couvrir les publics à risque et des programmes de mise à disposition de naloxone, qui permet de contrer une overdose. Par ailleurs, une étude internationale dirigée par l’Université de Bonn et l’Université ShanghaiTech offre de nouveaux horizons, en s’intéressant à la création d’antidouleurs opioïdes non-addictifs. Pour cela, des chercheurs se sont intéressés aux interactions entre la drogue et les protéines, appelées les « récepteurs opioïdes ». Ils espèrent ainsi élaborer des médicaments qui activeraient les récepteurs opioïdes de manière sélective pour éviter les effets secondaires des opioïdes. Il existe trois récepteurs opioïdes chez l’être humain. Or, contrairement au « récepteur mu » que les médicaments ciblent actuellement, le « récepteur delta » présente un potentiel d’abus et de dépendance faible ou nul. Avec des antalgiques qui cibleraient le « récepteur delta », le danger d’addiction serait moindre, si ce n’est inexistant. Fort heureusement, les compagnies pharmaceutiques commencent à s’y intéresser, bien que cette révolution biochimique doive encore attendre quelques années avant d’apparaître sur le marché.
Finalement, la prise en charge de la douleur devrait progressivement connaître des jours meilleurs, tant via l’information des populations que l’innovation de la recherche. Bien que très lente, cette prise de conscience occidentale peut être rassurante mais des inquiétudes résident quant au continent africain. Ce dernier ne connaît pas ces campagnes de sensibilisation et n’aurait pas forcément les moyens d’investir dans de nouveaux antalgiques opioïdes non-addictifs. Ainsi, malgré le prisme (trop) souvent occidental de l’analyse du phénomène, en réalité, il est probable que les plus grandes victimes à venir de ces comprimés soient africaines.
Emma Gaillard
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