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[Point de vue] L’abstention massive : Symptôme d’une démocratie représentative enfiévrée ?


Si le vote n’est pas obligatoire en France, vingt-deux pays ont adopté des mesures qui rendent celui-ci obligatoire, avec des sanctions qui varient selon les lois. Par exemple, en Belgique, l’article 62 de la Constitution indique depuis 1893 que « le vote est obligatoire et secret ». Crédits photo : LCI.



Dimanche 20 juin 2021, les Français étaient appelés à voter pour les élections régionales et départementales. Beaucoup de commentateurs politiques ont retenu le score faible des candidats La République en Marche, la performance du Rassemblement National en deçà de ce que les instituts de sondages prévoyaient. Pourtant la grande gagnante du premier tour de cette double élection est de loin l’abstention. Selon une estimation Sopra Steria/Ipsos commandée par France Télévisions, 66,1% des Français en âge de voter ne se sont pas déplacés jusqu’aux urnes. Comme le rapporte le Midi libre, l’abstention atteint 87% dans la catégorie des 18-24 ans. Cet article a d’abord pour objectif de vous présenter ce qu’est l’abstention, un mot souvent connoté négativement mais qui pourtant renvoie à plusieurs réalités. Un retour historique sur l’évolution de l’abstention en France va ensuite permettre de mieux analyser les raisons possibles de l’abstention massive lors de ce premier tour des élections départementales et régionales. Enfin, nous pouvons nous demander les conséquences d’une abstention en progression quasi constante sur notre système démocratique représentatif.


S’abstenir, un acte peccamineux à l’encontre de la démocratie ?


Stricto sensu l’abstention se définit comme le fait pour un citoyen en capacité de voter de ne pas participer aux élections. L’abstention est à différencier du vote blanc, qui consiste à ne voter pour aucun candidat en lice et du vote nul, qui n’est pas conforme aux règles fixées pour le scrutin (mauvais bulletin de vote, inscriptions sur le bulletin de vote etc.). Si la définition de l’abstention paraît claire, sa simplicité dissimule une multitude de phénomènes. Par exemple, il faut distinguer l’abstention qui relève de la volonté de la personne et les citoyens qui sont en incapacité de se rendre aux urnes. Même si les données relatives à l’abstention sont difficiles à récolter, la plupart des travaux de sciences politiques ont remarqué deux tendances générales dans la plupart des démocraties occidentales : une hausse de l’abstention ainsi qu’une inégale répartition de celle-ci selon les pays et les élections.


Par ailleurs, l’abstention est perçue de façon générale négativement : plus l’abstention est haute et plus les commentateurs politiques considèrent qu’une démocratie est en « crise ». Denis Barbet a notamment analysé l’abstention sous le prisme du langage. En d’autres termes, l’auteur explique que l’abstention est majoritairement associée dans le langage commun et dans le discours de presse à un comportement passif. Lorsqu’est évoqué l’abstention, un ton moralisateur y est souvent associé, culpabilisant celles et ceux qui ont décidé de ne pas se rendre aux urnes. Par exemple, lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, les abstentionnistes ont été pointés du doigt comme des responsables (parmi d’autres) de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour. Parmi les nombreuses caractéristiques lexicales mises en avant par Denis Barbet lorsque nous parlons des abstentionnistes, c’est une pléthore d’expressions, de mots, qui rendent compte de l’abstention comme d’une pathologie. Phénomène lié à une « crise de la démocratie », l’abstention est d’après les travaux de l’auteur associée à de l’apathie (politique), une dépression (électorale). Le 28 septembre 1988, Le Canard enchaîné évoque l’ « urnophobie », ou « l’abstention(n)ite ». Les résultats de ces travaux linguistiques montrent encore une prédominance du champ lexical du sommeil pour parler de l’abstention : il faut réveiller les électeurs !


Pourtant, contrairement à ce que la mise en scène langagière pourrait le faire croire, s’abstenir peut être aussi un acte positif qui consiste à contester l’offre politique présente voire le système politique en lui-même. De là, nous pouvons considérer que certains électeurs font le choix rationnel de ne pas aller voter, car aucun candidat ne leur convient. Dans une perspective schumpeterienne*, nous pourrions même voir ici le citoyen comme un consommateur qui ne trouve pas de produit sur le marché électoral. Dans un sondage CEVIPOF pour Le Monde, 18% des électeurs se sont abstenus de voter au premier tour de l’élection présidentielle en 2017 car ils ne se sont pas sentis représentés par un candidat, 12% voulaient envoyer un message de mécontentement à la classe politique, 11% pensaient que leur vote ne changerait rien aux résultats. D’autres spécialistes des phénomènes politiques, précisément de l’abstention, soulignent le poids de déterminants sociaux dans le fait de ne pas se rendre aux urnes. Ainsi la classe d’âge, le sexe, la profession ou la classe sociale auraient un impact sur notre comportement politique. Bien sûr, cette perspective est à nuancer; mais si nous prenons par exemple le taux d’abstention en fonction de l’âge, nous pouvons remarquer que lors du premier tour des élections régionales et départementales dimanche dernier, 87% des électeurs âgés de 18 à 24 ans se sont abstenus alors que les plus de 65 ans sont 53% à ne pas être allé voter.


* Joseph Schumpeter est un professeur de sciences politiques et un économiste autrichien, naturalisé américain, qui a notamment écrit l'ouvrage Capitalism, Socialism and Democracy (1942). Au sein de ce dernier, il va déconstruire la théorie classique de la démocratie qui consiste à dire que le système démocratique repose sur la volonté du peuple et la recherche du bien être commun par ses représentants. Schumpeter propose une « méthode démocratique », en développant une vision organisationnelle et fonctionnelle de la démocratie : « la méthode démocratique est le système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l'issue d'une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple. »



Une inflation inégale de l’abstention en France


Le politologue Alain Lancelot a d’une manière globale retracé l’évolution de l’abstention en France depuis 1815, que ce soit aux élections, aux référendums mais aussi aux plébiscites. Bien sûr cette étude sur le long terme prend des données qui s’inscrivent dans des contextes électoraux différents, avec des suffrages plus ou moins ouverts. Jusqu’en 1968, date à laquelle Alain Lancelot publia son ouvrage, le taux le plus haut d’abstention fut de 36,7%, lors du premier tour des élections législatives de février 1852. À l’inverse, le premier tour l’élection présidentielle française de 1965 a connu le taux d’abstention le plus faible avec environ 15%.


Depuis 1958, c’est-à-dire le régime de la Ve République, nous pouvons souligner une augmentation constante de l’abstention dans pratiquement la plupart des élections. Toutefois, comme nous l’avons déjà souligné, le niveau de l’abstention et la rapidité à laquelle elle progresse sont inégalement répartis selon le type d’élection. Ainsi, l’élection présidentielle et les élections municipales sont celles qui connaissent le taux d’abstention le plus faible. L’élection présidentielle est à la fois ultra-médiatisée et implique des enjeux importants. En faisant une moyenne de l’abstention aux premiers tours des élections présidentielles depuis 1965, nous pouvons constater que l’abstention est de 19,89% (moyenne réalisée à partir des chiffres du ministère de l’Intérieur). Les Français se sont le plus abstenus au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, avec 28,4%, élection qui a connu pour la première fois la qualification d’un candidat du Front national au second tour. Après avoir baissé aux cours des élections présidentielles de 2007 et 2012, l’abstention a atteint 21,3% en 2017. Si les élections municipales connaissaient également une hausse de l’abstention constatée depuis 1983, elle ne dépassait pas les 40%. La crise sanitaire liée au covid-19 a cependant fait explosé ce pourcentage lors des élections municipales de 2020 avec un taux d’abstentionnistes atteignant 55,4%. Les français s’abstiennent aussi de plus en plus pour les élections législatives. Ce qui est souvent mis en exergue pour expliquer cette hausse de l’abstention lors de ces scrutins est la promiscuité de ces élections avec l’élection présidentielle, depuis l’inversion du calendrier électoral suite à la réforme du quinquennat en 2000.

Quant aux élections européennes, organisées depuis 1979, les Français se sont toujours abstenus d’une manière plus importante avec un pic en 2009 (59,4%). Pourtant le taux d’abstention a baissé de 7,1% entre les élections de 2014 et celles de 2019. Ce phénomène montre bien que la hausse générale de l’abstention en France n’est pas un phénomène mécanique, inéluctable, et qui derrière des formules parfois simplistes revêt une complexité et des enjeux divers.


La répartition de l’abstention lors du premier tour des élections régionales et départementales


Maintenant que nous avons une vue d’ensemble des phénomènes des différents types d’abstention en France, nous pouvons analyser un peu plus en détails l’abstention massive des citoyens français lors du premier tour des élections départementales et régionales. Que ce soit pour l’une ou l’autre de ces élections, le taux d’abstention a toujours été relativement élevé et n’a pas augmenté de façon linéaire. Bien souvent, elles sont comme des élections intermédiaires, qui viennent sanctionner ou conforter les forces politiques au pouvoir. Le Centre d’observation de la société a publié sur son site des graphiques établis à partir des données fournies par le Ministère de l’intérieur, qui montrent l’évolution du taux d’abstention lors des premiers tours des élections départementales et régionales.

Avec un taux d’abstention de 66,1%, le premier tour des élections départementales et régionales dimanche 21 juin 2021 bat le triste record des élections européennes de 2009 (59,4%). Toutefois, le degré d’abstention varie selon les régions. Si le Grand Est est la région où l’on a le moins voté ( 70,39% selon un article de l’Est Républicain), la Corse connaît une abstention plus faible que les autres régions avec environ 43%. Le think tank La fondation pour l’innovation politique considère que le RN est le parti qui a le plus pâti de la hausse des abstentionnistes, avec environ 20% des suffrages exprimés à l’échelle nationale contre 27,7% en 2015. Parti politique qui agrège un vote protestataire, l’abstention a été cette fois-ci une voix de contestation privilégiée. D’ailleurs, dans son étude sur la protestation électorale en 2021, le think tank conclut également d’après les données récoltées que le vote pour des candidats protestataires (c’est à dire des candidats populistes de droite ou de gauche à l’instar du Rassemblement national, Debout la France, La France Insoumise, le Nouveau parti anticapitaliste, Lutte ouvrière) a baissé entre les élections de 2015 et celles de 2021. Alors que le vote protestataire identifié à gauche serait resté stable, celui de droite a immanquablement baissé. Pourtant, le vote protestataire de droite reste quantitativement plus important que celui de gauche ( 1 968 643 voix supplémentaires).


Pour tenter de mieux comprendre cette hausse historique de l’abstention, nous pouvons nous pencher sur les chiffres publiés par l’IFOP le 20 juin 2021, récoltés à partir d’un sondage « jour du vote ». Ainsi, seul 24% des Français ont déclaré avoir été intéressés par la campagne des régionales 2021 (il faut souligner ici que les élections départementales semblent moins médiatisées que les élections régionales, que ce soit dans les médias ou sur les enquêtes d’opinion).



Dans le graphique ci-dessus (sondage Ifop-fiducial) qui montre les raisons pour lesquelles les Françaises et les Français se sont abstenus, les réponses majoritaires ne sont pas celles qui caractérisent une apathie politique ou un désintérêt total pour le vote en lui-même.


L’augmentation quasi constante de l’abstention en France, signe d’érosion de la démocratie représentative ?


Plus qu’un symptôme d’une crise démocratique générale, l’augmentation de l’abstention en France serait davantage une crise de la représentation démocratique. En d’autres termes, certains politologues soulignent que le vote n’est qu’une forme de participation démocratique parmi d’autres. Depuis une trentaine d’années, d’autres formes de participation démocratique dites non conventionnelles ont émergé, comme le boycott, la manifestation. Dans Les cahiers du Conseil constitutionnel n°23, la politologue Anne Muxel rappelle que dans un baromètre réalisé entre mars 2006 et février 2007 par le CEVIPOF, 59% des Français ont considéré le vote comme « l’outil par excellence d’expression démocratique, capable d’influencer les décisions politiques ». Cependant, 40% des Français ont placé un mode de participation politique non conventionnelle comme première modalité ayant le plus d’influence sur les décisions politiques (parmi eux 16% la manifestation, 12% la grève, 6% le boycott, 4% le militantisme dans un parti politique et 3% la discussion sur Internet).


Dès lors, la manière de présenter les abstentionnistes comme des citoyens paresseux qui ne prennent guère part à la vie démocratique paraît trompeuse, puisque ces citoyens pourraient être engagés d’une manière différente dans la vie démocratique de leur pays. Toutefois, dans un système politique fondé sur la représentation, se pose la question de la légitimité des représentants élus uniquement par une minorité de citoyens et la progression d’un « désenchantement démocratique ». Avec une perception majoritairement « électoralo-centrée » de la vie démocratique, dont l’objectif principal serait d’aller voter pour des représentants, le risque n’est-il pas de jeter le discrédit qu’il y a s’agissant des élections et du vote sur la démocratie comme système politique légitime ? En 2016, une enquête Ipsos-Sopra Steria a révélé que 77% des Français interrogés ont considéré que la démocratie fonctionne de moins en moins bien. 32% des sondés ont déclaré que « d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie ».


Enfin, si la pandémie liée au covid-19 semble avoir eu un impact moins significatif pour ces scrutins que pour les élections municipales de 2020, le politologue Pascal Perrineau a déclaré à l’antenne de France 24 que « pendant un an, les Français ont été confinés, rabattus sur leurs espaces privés. On était très préoccupés par notre sort, celui de nos enfants, de nos parents, de nos amis. C’étaient les espaces privés qui nous ont monopolisés. On était reclus chez soi, dans son espace privé. La politique, ça se passe ailleurs, dans l’espace public. Il faut maintenant se déconfiner politiquement et ça demandera du temps. »

Reste à savoir si le second tour des élections départementales et régionales dimanche 27 juin 2021 sera lui aussi marqué par une abstention massive et si cette abstention record aura un impact sur le long terme dans les pratiques démocratiques des citoyens français.


Melchior Delavaquerie











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